Lexique et culture du football


À propos de l’expression "endormir la balle" (dormir la pelota) une différence de termes peut traduire des différences de culture du football et des différences dans le rapport entre le corps, le ballon et l’action. Ce qui est certain c’est que, au-delà de la terminologie de la Loi du football, les mots qui expriment des gestes et des actions de jeu différent d’une langue à une autre, d’un pays à un autre, d’une région à une autre.

Etat des lieux
Les lexiques du football sont aujourd’hui très incomplets. Il existe des lexiques nationaux ou régionaux de base, parfois assez exhaustifs, et des lexiques comparés très peu évolués. Deux difficultés apparaissent lorsqu’on veut s’attaquer au problème: 1) Il faut très bien connaître les usages locaux (quels termes utilisent les joueurs, la presse, les commentateurs); 2) il faut pouvoir les définir clairement du point de vue du jeu. Ces deux questions sont intimement liées.
Aujourd’hui les lexiques comparés ont tendance à proposer des "traductions", tel mot en anglais et son équivalent français ou espagnol. Mais la terminologie du football ne s’est pas développée dans une logique de traduction. Dans certains pays sudaméricains cohabitent une quantité de termes anglais avec leur traduction espagnole, mais aussi avec une série de termes nouveaux, inventés pour favoriser la transmission des pratiques, le compte-rendu des matches, le développement de styles. En espagnol, le terme "linesman" a évolué en "lineman" ou plus simplement en "línea" (ligne). On dira "el línea" (le ligne)... Mais on peut dire aussi "juez de línea" ou "árbitro de línea". Aussi, les speakers du Rio de la Plata emploient toujours les termes anglais pour désigner les positions des joueurs (goalkeaper, half, forward, back izquierdo, etc.).
Complications
Là où la situation devient plus compliquée c’est lorsqu’on cherche à désigner des actes qui ne sont pas pris en compte par la terminologie de base, et qui mobilisent des mentalités, des conceptions du jeu et des relations particulières entre le jeu, la vie et le langage. Sur des questions générales on constate, par exemple, qu’en espagnol, le terme "jugada" est constamment utilisé pour le football, alors qu’il n’y a pas de terme correspondant en français (la traduction exacte serait "action de jeu"). Si le terme goalkeaper a donné lieu tant en espagnol rioplatense qu’en français à des traductions semblables (gardien de but, gardien - guardametas, guardavallas), des variantes importantes apparaissent avec l’espagnol d’Espagne (portero).
L’espagnol, et plus particulièrement celui du Río de la Plata, utilisent aussi le terme "golero" pour désigner le gardien. Le terme "golero" est une traduction parfaite mais osée de goalkeaper. Si le "portero" est celui qui "garde la porte", le "golero" est celui qui garde "le gol", le but. Car le terme but désigne théoriquement à la fois le but que l’on cherche à marquer et le but que l’on cherche à défendre, le point et la cage.
Si en France et dans la plupart des pays hispanophones, le gardien "arrête" le ballon, "intercepte" le ballon, "dévie le ballon", "sort" le ballon, au Rio de la Plata le gardien "ataja la pelota". Le verbe "atajar" indique autre chose qu’une modification de la trajectoire du ballon (arrêt ou déviation): il indique que le chemin du ballon a été piégé par le gardien, pris en main par l’action propre au gardien, qu’il a été redéfini par le gardien. "Atajar" traduit l’existence d’une action produite, qui contrecarre une frappe et qui est bien plus qu’une simple réaction. Le verbe "atajar" donne lieu au mot "atajada". Aussi, en Amérique du sud, le gardien ne plonge pas, il "vole" et il exécute des "palomas" ou "palomitas" (des pigeons ou des petits pigeons). Bref, le gardien est un phénomène et le vocabulaire en prend note.
Gestes et actions
Pour comprendre et définir les termes employés dans les différentes cultures de jeu, il faut distinguer clairement ce qui est de l’ordre de l’action de balle et ce qui est de l’ordre du geste corporel. Un coup du sombrero, un dribble, un petit pont sont des actions de balle et non des gestes corporels. Le "coup du sombrero" est une expression bien compliquée, presque rebutante, pour désigner une action subtile. Au Río de la Plata on emploie le verbe "jopear", qui veut dire passer le ballon juste au-dessus du "jopo", des pointes des cheveux. Le terme "jopear" montre aussi à la fois la repère utilisé par celui qui fait l’action et le fait que celui qui la subit va chercher à stopper le ballon de la pointe des cheveux. Une bonne "jopeada" frôle les cheveux de l’adversaire.
Un même geste technique peut être perçu plutôt en tant que geste ou plutôt en tant qu’action. Et dans un cas comme dans un autre, plus sensuellement, plus pédagogiquement ou plus symboliquement. "La louche" est une drôle d’expression pour désigner un geste sensé être millimétré. Le Río de la Plata utilise l’expression "cuillère". On dira, il a centré "de cuillère", et même "de petite cuillère". Bien sûr, il y a là le rappel du geste quotidien précis: glisser la cuillère, prendre et déposer. Le pied fait office de cuillère: il prend et dépose sans frapper. Dans l’expression française, le mouvement général y est, mais la cœur de la gestuelle technique est sacrifié.
On pourrait considérer que pour "la chilienne" c’est un peu l’inverse. L’expression employée en espagnol ne donne aucune indication sur le geste ("la chilienne" est une expression qui parle d’un geste pur, indépendamment de l’action engendrée, défensive ou offensive, tir, interception ou centre). Par contre, l’expression "bicyclette" utilisée dans différentes langues, témoigne d’une volonté plus ou moins ratée de décortiquer verbalement le geste.
Cas intéressants
Un cas très intéressant est celui de "l’extérieur du pied". En français, cette expression reste très vague et ne définit ni un geste ni une action. Il peut s’agir d’un tir, d’un passe, d’un contrôle et tout ça avec ou sans effet. On ajoutera extérieur "brossé" pour les frappes avec effet. Les Rioplatenses utilisent une expression argotique précise pour désigner les balles frappées de l’extérieur du pied avec effet: "de chanfle". On dira un tir "de chanfle", une balle "chanfleada" et "chanflear". Les termes évoquent un geste courbe, un coup oblique. On les emploient aussi pour un coup de couteau. Au football, le "chanfle" exprime à la fois le coup oblique porté sur le ballon avec une trajectoire courbe de la jambe, et le résultat: une balle avec effet dont la trajectoire se courbe aussi.
Un autre cas étonnant au Rio de la Plata concerne "la volée".
Comme le "v" et le "b" se prononcent tous deux "b", on emploie indistinctement les termes "volea" et "bolea", et même "revolear" et "rebolear". On est là devant un cas de contraction de deux sens distincts. "Volear" c’est prendre au vol, frapper au vol, et correspond parfaitement à "volée". "Bolear et "rebolear" font référence au mouvement circulaire du lasso ou des "boleadoras" avant le lancer. Par l’emploi indifférencié des deux termes dans la langue orale (et même écrite) on fait apparaître à la fois l’idée d’une reprise aérienne et celle du mouvement de danse circulaire et horizontal du corps joueur qui prépare et qui arme une volée comme le gaucho son lasso.